………….. Lettre d’Amadou Hampâté Bâ à la Jeunesse (1985)
Six ans avant sa
disparition, l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ écrit une lettre dédiée à « La
Jeunesse », pleine de force et de vigueur. Celui qui a côtoyé Théodore Monod à
l’Institut Français d’Afrique Noire, et a occupé les sièges de l’UNESCO, livre
là ses derniers engagements, son combat pour le multiculturalisme et la paix.
Une belle leçon de vie, chargée d’espoir à l’heure où le Mali se déchire de
nouveau.
Soyez au service de
la vie.
Mes chers cadets,
Celui qui vous parle est l’un des premiers nés du vingtième siècle.
Il a donc vécu bien longtemps et, comme vous l’imaginez, vu et entendu beaucoup
de choses de par le vaste monde. Il ne prétend pas pour autant être un maître
en quoi que ce soit. Avant tout, il s’est voulu un éternel chercheur, un
éternel élève, et aujourd’hui encore sa soif d’apprendre est aussi vive qu’aux
premiers jours.
Il a commencé par chercher en lui-même, se donnant beaucoup de peine
pour se découvrir et bien se connaître, afin de pouvoir ensuite se reconnaître
en son prochain et l’aimer en conséquence. Il souhaiterait que chacun de vous
en fasse autant.
Après cette quête difficile, il entreprit de nombreux voyages à
travers le monde : Afrique, Proche-Orient, Europe, Amérique. En élève sans
complexes ni préjugés, il sollicita l’enseignement de tous les maîtres et de
tous les sages qu’il lui fut donné de rencontrer. Il se mit docilement à leur
écoute. Il enregistra fidèlement leurs dires et analysa objectivement leurs
leçons, afin de bien comprendre les différents aspects de leurs cultures et,
par là même, les raisons de leur comportement. Bref, il s’efforça toujours de
comprendre les hommes, car le grand problème de la vie, c’est la MUTUELLE
COMPRÉHENSION.
Certes, qu’il s’agisse des individus, des nations, des races ou des
cultures, nous sommes tous différents les uns des autres ; mais nous avons tous
quelque chose de semblable aussi, et c’est cela qu’il faut chercher pour
pouvoir se reconnaître en l’autre et dialoguer avec lui. Alors nos différences,
au lieu de nous séparer, deviendront complémentarité et source d’enrichissement
mutuel. De même que la beauté d’un tapis tient à la variété de ses couleurs, la
diversité des hommes, des cultures et des civilisations fait la beauté et la
richesse du monde. Combien ennuyeux et monotone serait un monde uniforme où
tous les hommes, calqués sur un même modèle, penseraient et vivraient de la
même façon ! N’ayant plus rien à découvrir chez les autres, comment
s’enrichirait-on soi-même ?
À notre époque si grosse de menaces de toutes sortes, les hommes
doivent mettre l’accent non plus sur ce qui les sépare, mais sur ce qu’ils ont
de commun, dans le respect de l’identité de chacun. La rencontre et l’écoute de
l’autre est toujours plus enrichissante, même pour l’épanouissement de sa propre
identité, que les conflits ou les discussions stériles pour imposer son propre
point de vue. Un vieux maître d’Afrique disait : il y a « ma » vérité et « ta »
vérité, qui ne se rencontreront jamais. « LA » Vérité se trouve au milieu. Pour
s’en approcher, chacun doit se dégager un peu de « sa » vérité pour faire un
pas vers l’autre…
Jeunes gens, derniers-nés du vingtième siècle, vous vivez à une
époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur l’humanité
et passionnante par les possibilités qu’elle ouvre dans le domaine des
connaissances et de la communication entre les hommes. La génération du vingt
et unième siècle connaîtra une fantastique rencontre de races et d’idées. Selon
la façon dont elle assimilera ce phénomène, elle assurera sa survie ou
provoquera sa destruction par des conflits meurtriers. Dans ce monde moderne,
personne ne peut plus se réfugier dans sa tour d’ivoire. Tous les États, qu’ils
soient forts ou faibles, riches ou pauvres, sont désormais interdépendants, ne
serait-ce que sur le plan économique ou face aux dangers d’une guerre
internationale. Qu’ils le veuillent ou non, les hommes sont embarqués sur un
même radeau : qu’un ouragan se lève, et tout le monde sera menacé à la fois. Ne
vaut-il pas mieux essayer de se comprendre et de s’entraider mutuellement avant
qu’il ne soit trop tard ?
L’interdépendance même des États impose une complémentarité
indispensable des hommes et des cultures. De nos jours, l’humanité est comme
une grande usine où l’on travaille à la chaîne : chaque pièce, petite ou
grande, a un rôle défini à jouer qui peut conditionner la bonne marche de toute
l’usine.
Actuellement, en règle générale, les blocs d’intérêt s’affrontent et
se déchirent. Il vous appartiendra peut-être, ô jeunes gens, de faire émerger
peu à peu un nouvel état d’esprit, davantage orienté vers la complémentarité et
la solidarité, tant individuelle qu’internationale. Ce sera la condition de la
paix, sans laquelle il ne saurait y avoir de développement.
La civilisation traditionnelle (je parle surtout de l’Afrique de la
savane au sud du Sahara, que je connais plus particulièrement) était avant tout
une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux. En
aucun cas un homme, quel qu’il soit, n’était isolé. Jamais on n’aurait laissé
une femme, un enfant, un malade ou un vieillard vivre en marge de la société,
comme une pièce détachée. On lui trouvait toujours une place au sein de la
grande famille africaine, où même l’étranger de passage trouvait gîte et
nourriture. L’esprit communautaire et le sens du partage présidaient à tous les
rapports humains. Le plat de riz, si modeste fût-il, était ouvert à tous.
L’homme s’identifiait à sa parole, qui était sacrée. Le plus
souvent, les conflits se réglaient pacifiquement grâce à la « palabre » : « Se
réunir pour discuter, dit l’adage, c’est mettre tout le monde à l’aise et
éviter la discorde ». Les vieux, arbitres respectés, veillaient au maintien de
la paix dans le village. « Paix ! », « La paix seulement ! », sont les
formules-clé de toutes les salutations rituelles africaines. L’un des grands
objectifs des initiations et des religions traditionnelles était l’acquisition,
par chaque individu, d’une totale maîtrise de soi et d’une paix intérieure sans
laquelle il ne saurait y avoir de paix extérieure. C’est dans la paix et dans
la paix seulement que l’homme peut construire et développer la société, alors
que la guerre ruine en quelques jours ce que l’on a mis des siècles à bâtir !
L’homme était également considéré comme responsable de l’équilibre
du monde naturel environnant. Il lui était interdit de couper un arbre sans
raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n’était pas sa
propriété, mais un dépôt sacré confié par le Créateur et dont il n’était que le
gérant. Voilà une notion qui prend aujourd’hui toute sa signification si l’on
songe à la légèreté avec laquelle les hommes de notre temps épuisent les
richesses de la planète et détruisent ses équilibres naturels.
Certes, comme toute société humaine, la société africaine avait
aussi ses tares, ses excès et ses faiblesses. C’est à vous, jeunes gens et
jeunes filles, adultes de demain, qu’il appartiendra de laisser disparaître
d’elles-mêmes les coutumes abusives, tout en sachant préserver les valeurs
traditionnelles positives. La vie humaine est comme un grand arbre et chaque
génération est comme un jardinier. Le bon jardinier n’est pas celui qui
déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et,
au besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles. Couper le tronc serait
se suicider, renoncer à sa personnalité propre pour endosser artificiellement
celle des autres, sans y parvenir jamais tout à fait. Là encore, souvenons-nous
de l’adage : « Le morceau de bois a beaucoup séjourné dans l’eau, il flottera
peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman ! »
Soyez, jeunes gens, ce bon jardinier qui sait que, pour croître en
hauteur et étendre ses branches dans toutes les directions de l’espace, un
arbre a besoin de profondes et puissantes racines. Ainsi, bien enracinés en
vous-mêmes, vous pourrez sans crainte et sans dommage vous ouvrir vers
l’extérieur, à la fois pour donner et pour recevoir.
Pour ce vaste travail, deux outils vous sont indispensables : tout
d’abord, l’approfondissement et la préservation de vos langues maternelles,
véhicules irremplaçables de nos cultures spécifiques ; ensuite, la parfaite
connaissance de la langue héritée de la colonisation (pour nous la langue
française), tout aussi irremplaçable, non seulement pour permettre aux différentes
ethnies africaines de communiquer entre elles et de mieux se connaître, mais
aussi pour nous ouvrir sur l’extérieur et nous permettre de dialoguer avec les
cultures du monde entier.
Jeunes gens d’Afrique et du monde, le destin a voulu qu’en cette fin
du vingtième siècle, à l’aube d’une ère nouvelle, vous soyez comme un pont jeté
entre deux mondes : celui du passé, où de vieilles civilisations n’aspirent
qu’à vous léguer leurs trésors avant de disparaître, et celui de l’avenir,
plein d’incertitudes et de difficultés, certes, mais riche aussi d’aventures
nouvelles et d’expériences passionnantes. Il vous appartient de relever le défi
et de faire en sorte qu’il y ait, non-rupture mutilante, mais continuation
sereine et fécondation d’une époque par l’autre.
Dans les tourbillons qui vous emporteront, souvenez-vous de nos
vieilles valeurs de communauté, de solidarité et de partage. Et si vous avez la
chance d’avoir un plat de riz, ne le mangez pas tout seuls. Si des conflits
vous menacent, souvenez-vous des vertus du dialogue et de la palabre !
Et lorsque vous voudrez vous employer, au lieu de consacrer toutes
vos énergies à des travaux stériles et improductifs, pensez à revenir vers
notre Mère la Terre, notre seule vraie richesse, et donnez-lui tous vos soins
afin que l’on puisse en tirer de quoi nourrir tous les hommes. Bref, soyez au
service de la Vie, sous tous ses aspects !
Certains d’entre vous diront peut-être : « C’est trop nous demander
! Une telle tâche nous dépasse ! ». Permettez au vieil homme que je suis de
vous confier un secret : de même qu’il n’y a pas de « petit » incendie (tout
dépend de la nature du combustible rencontré), il n’y a pas de petit effort.
Tout effort compte, et l’on ne sait jamais, au départ, de quelle action
apparemment modeste sortira l’événement qui changera la face des choses.
N’oubliez pas que le roi des arbres de la savane, le puissant et majestueux
baobab, sort d’une graine qui, au départ, n’est pas plus grosse qu’un tout
petit grain de café…
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Source et commentaires :
http://www.deslettres.fr/damadou-hampate-ba-jeunesse-soyez-au-service-vie
‘Il y a des Hommes
avec un grand « H », qui n’ont de
cesse de faire passer LE message,
sans se vouloir maîtres à penser, ils se veulent guides, tout en continuant eux-mêmes
à chercher le leur. Hampâté Bâ est de ceux-là. Proposé par Fransoaz.’
Le 04 Janvier 2017
C. Rosenzwitt.
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